Pour ainsi dire tous les gens que nous avons rencontrés ont fait part de l’existence d’un important sentiment de défiance vis-à-vis du monde politique et plus globalement vis-à-vis de tout ce qui est perçu comme une autorité ou proche d’une autorité. Le président de la commune, ses vice-présidents, mais aussi les représentants du PJD et de l’UDFP rencontrés l’ont pointé comme une difficulté mais ont aussi mentionné qu’ils comprenaient ce sentiment. A Al Hoceima, presque tous les 20 à 40 ans auxquels nous avons parlé manifestaient un fort sentiment de rejet de tout ce qui s’apparente à une autorité: l’ensemble des autorités locales comme nationales, tous les partis politiques, sans distinction, mais aussi les nombreux acteurs associatifs que beaucoup d’entre eux perçoivent comme « infiltrés » par l’autorité. Il est difficile de dire précisément d’où vient ce sentiment. Lorsqu’on pose la question du pourquoi, les réponses varient à chaque fois. Il n’y a pas un évènement précis qui marque la rupture de confiance. Il semble que ce sentiment soit né petit à petit et s’inscrive particulièrement dans la continuité de l’histoire de la Région. Mais plusieurs grands thèmes réunissent en fait les différentes explications évoquées par nos interlocuteurs: L’impression est forte d’un rejet de la région du Rif par les autorités centrales. Ce rejet prendrait d’après les citoyens interrogés diverses formes, allant d’un simple désintérêt pour la région à une véritable politique volontariste de l’Etat central visant à ce que les rifains quittent la région… La situation sociale, en particulier en terme d’emploi, évoluerait très mal depuis des années, sans que les politiques -tous partis confondus- n’arrivent à obtenir des résultats, alors même que tous en font une priorité ; Beaucoup évoquent le fait que l’argent promis pour les investissements dans la région a été détourné par certains individus. Les politiques (le plus souvent mentionnés) et les fonctionnaires en seraient coupables ; Enfin les citoyens marocains plus jeunes compareraient davantage leur situation tant en terme socio-économique qu’en terme de vie politique aux pays européens que ne le faisaient leurs pères. Cela entrainerait des frustrations qui n’existaient pas jusqu’ici ; Ce sentiment est-il propre à Al Hoceima? Difficile pour nous de dire si ce sentiment de défiance est présent également ailleurs au Maroc, puisque notre mission s’est concentrée sur Al Hoceima, même si le fait que de nombreuses manifestations se produisent comme des répliques à celles d’Al Hoceima dans d’autres villes actuellement fait penser que ce sentiment pourrait être partagé. Mais ce sentiment nous a fait penser aussi à ce que vivent les démocraties européennes et américaine aujourd’hui : la tentation du « dégagisme ». On pourrait être tentés de penser que cette défiance du monde politique accompagne un essoufflement global de nos systèmes. Ou peut-être est-ce, là comme à Al Hoceima un conflit de générations exacerbé, dans un monde qui change terriblement vite et où les générations précédentes s’accrochent au pouvoir, aux institutions et méthodes créées par elles ? Faut-il rappeler que l’élection de Trump a pu devenir réalité en particulier parce qu’il s’est érigé comme un candidat anti-establishment ? Cependant à Al Hoceima, ce sentiment a participé à créer le « Hirak » (le « mouvement »). Au début du mouvement, après la mort de Fikri, le Hirak demandait des réponses au politique. Mais ensuite, alors que ces politiques estimaient avancer des solutions, ce sentiment a fait dire aux leaders du mouvement que des promesses ne suffisaient plus. Les mobilisations ont continué.Et ce sentiment a été tellement puissant qu’il semble qu’il a entraîné pour partie l’impossibilité pour le Hirak de s’appuyer sur les partis politiques au niveau local. En effet les autorités locales se disaient fort solidaires du mouvement, et disaient soutenir à tout le moins toutes les revendications socio-économiques du mouvement. Nous avons perçu que les dirigeants locaux des différents partis rencontrés (pour rappel PJD, PAM et notre parti frère, l’USFP) s’opposaient en réalité avec le niveau national, y compris à leur propre parti au niveau national (pour ce qui concerne le PJD), tout comme le « Hirak »… Evidemment c’est très particulier, d’après nous, qu’ils disent cela alors qu’ils constituent les uns –le PJD- la première force politique au pouvoir au niveau central et les autres –le PAM- la première force politique en région et dans la commune. Révélant peut-être de grandes tensions existant aujourd’hui au sein de leur famille politique. A moins que ce ne soit qu’une manière de se dédouaner à bon compte… Ainsi les autorités locales défendent la justesse des revendications socio-économiques et s’inscrivent dans l’idée qu’il faut un vrai dialogue avec le Hirak. Mais sont effrayées par le fait que ce dialogue est rendu difficile par le manque de confiance total du mouvement en tout ce qui n’est pas le mouvement… Un des adjoints au maire nous confie : « Le Hirak a gagné, il doit maintenant laisser l’occasion à l’Etat de réaliser ce à quoi il s’est engagé ». Les élus du PJD rencontrés, eux, embraient très fort sur ce thème : « il y a une crise profonde, un manque de confiance entre la population et l’Etat en profondeur – le Makhzen-, qui forme un deuxième gouvernement. La jeune génération a hérité de ce manque de confiance, y compris au niveau des partis. Ils considèrent que la plupart des partis sont des décors. ». Ces élus expliquent qu’il y a un cercle vicieux dans le fait qu’à chaque élection le Makhzen appuie un parti et qu’au final la crise augmentant, la confiance diminue. Pour eux « c’est une situation qui peut engendrer l’embrasement partout ». Ils ajoutent que le Rif « est manipulé pour des raisons de conflit politique à chaque élection ». Sur ce thème de la manipulation, le maire résumait de la façon suivante : « Il y a eu une série de vérités douloureuses et de graves mensonges. Cependant il faut souligner que les autorités locales sont en première ligne, à Al Hoceima comme ailleurs au Maroc, alors même qu’elles semblent avoir très peu de moyens pour peser réellement sur l’emploi, la santé, l’éducation, et même la police. Les habitants les plus « sages » savent cela et reprochent aux autorités locales de ne pas avoir été
4. Le tourisme, une vraie priorité à Al Hoceima ?
Quelle place pour le tourisme aujourd’hui à Al Hoceima ? Dans leur présentation de la situation actuelle de la région, les élus locaux n’ont pas insisté sur le tourisme. Mais lorsque nous sommes revenus sur les ressources principales de la région, c’est cependant une des trois ressources principales qu’ils nous ont évoquées. Il y a évidemment un paradoxe là derrière vu les qualités étonnantes du site (voir fiche sur la géographie de la région). Dans Manarat Al Moutawassit, le grand plan de développement pour la région, il est également peu question de tourisme, hormis un projet énorme de prolongement de la corniche (voir fiche sur le plan). Mais le nom du projet – « le phare de la Méditerranée »- ainsi que le catalogue des réalisations programmées –toutes magnifiques au regard et très ambitieuses- peut faire penser qu’il s’agit de faire de la ville une destination de tourisme d’une journée ou de tourisme de luxe. Sans que cela ne soit explicitement mentionné cependant. Mais il y a tourisme et tourisme aujourd’hui à Al Hoceima. Les Marocains résidant à l’étranger (MRE) qui reviennent sont-ils des touristes ? Ils ont une importance capitale dans l’économie de la région. Les autres, ce sont les Marocains d’ailleurs au Maroc et les Européens et Américains. Ceux-là se comportent davantage comme les touristes que nous connaissons : location d’hôtel, repas pris à l’extérieur. Les MRE se comportant pour partie comme des locaux, c’est-à-dire en occupant leur bien sur place et en achetant les produits de base et en les cuisinant. Le tourisme comme source d’emploi local Le représentant de l’USFP, qui est l’ancien maire d’Ajdir, nous a raconté comment sur la thématique « emploi » un gouvernement antérieur avait d’après lui raté une occasion majeure. Ainsi il explique que par le passé il y avait à Ajdir un merveilleux Club Med. Trois cents familles du lieu en vivaient, sans compter les jeunes qui y travaillaient. Le Club était composé de cases, qu’il a fallu à un moment donné rénover. D’après lui le Ministère du Tourisme de l’époque a mis des bâtons dans les roues de l’opérateur au lieu de soutenir sa démarche. Le Club a fermé en 2002. Pour lui c’est ce type de projets qu’il faut développer pour garder les gens dans le Rif en développant l’emploi. Il regrette que depuis un banal hôtel ait été construit sur ces terres. En fait les citoyens rencontrés font fort la différence entre les types de tourisme. Ils aiment leurs MRE. Et ils pensent que le tourisme doit amener de l’emploi. Par contre ils ont été plusieurs à nous exprimer d’une manière ou d’une autre qu’ils ne souhaitaient pas que leur ville devienne une destination du tourisme de masse. Une chose nous a frappé lors de notre séjour. Même si nous n’avons pu interroger qu’un petit nombre de travailleurs de l’hôtellerie, l’unanimité de leurs réponses nous a étonnés : aucun n’avait grandi ou n’avait étudié à Al Hoceima. Ils avaient tous appris leur métier dans une des grandes villes environnantes… Nous avons cherché à savoir si une formation d’hôtellerie existait à Al Hoceima. Il semble que ce ne soit pas le cas. Ceci ne facilite évidemment pas du tout l’engagement de personnes du lieu dans ce secteur du tourisme. D’après nous, si l’ambition pour la ville est qu’elle soit d’un attrait majeur pour les touristes, il faut que les autorités se penchent sur cette question. Soit en développant une formation locale à ces métiers, soit en mettant en place de grandes facilités pour les jeunes qui voudraient choisir ce métier : aides pour aller étudier ailleurs et place garantie au retour. La fréquentation cet été Tous les touristes sont inquiets de la situation actuelle. Les MRE bien au courant par les réseaux sociaux des difficultés que connaît la région pourraient moins revenir cet été. Cela préoccupe beaucoup d’habitants. Les Marocains d’ailleurs dans le Maroc et les Européens et Américains pourraient être moins influencés par les réseaux sociaux. Mais certaines agences de voyage pourraient déconseiller la destination cet été. Et de ce côté-là aussi la crainte est réelle qu’ils viennent moins cet été. Sur place, plusieurs opérateurs touristiques nous ont fait part de leur vécu par rapport aux répercussions du conflit politique sur leur travail cette saison. Un patron d’hôtel nous a priés de faire revenir les touristes. Il nous a expliqué que 90% de ses réservations avaient été annulées. Une femme dirigeant un club de plongée, elle, était plutôt rassurante : elle n’avait pas jusqu’ici l’impression que ses clients seraient moins nombreux que les années précédentes. En se rendant sur la corniche et sur Miramar, ceux de nos membres qui étaient déjà venus à Al Hoceima ont vu une claire baisse de fréquentation. Des instructions royales ont été relayées le 10 juillet, alors que nous étions sur place, qui visaient à accélérer le retrait des forces de l’ordre pour sauver la saison estivale. Cependant nous n’avons pas pu percevoir le mouvement de retrait pendant notre séjour. Si nous avons vécu une ville sûre pour les touristes, notre conclusion sur ce point de la fréquentation cet été est claire : seule la combinaison de deux éléments pourrait radicalement changer les décisions des touristes. Il faudrait d’une part que les manifestants s’engagent à continuer les manifestations de manière pacifique. Et d’autre part, et c’est déterminant, il faudrait que le retrait des forces de l’ordre soit effectif. Cette combinaison devrait, de plus, être largement publicitée par les médias pour être véritablement efficace.
3. Le plan de développement stratégique de la province « Manarat Al Moutawassit »
Le Manarat Al Moutawassit (MAM) est sur toutes les lèvres à Al Hoceima. Et pour cause, il s’agit d’un grand programme de développement pour la province qui avait été lancé en 2015. Ce programme destiné à faire de la ville « le phare de la Méditerranée » est ambitieux. Il prévoit durant la période de 2015 à 2019 de mettre en place 530 projets portant sur 5 axes : la gestion du territoire, la promotion de l’environnement social, la protection de l’environnement, le renforcement des infrastructures, et le développement de l’espace cultuel. Le tout pour un budget de 6,5 milliards de dirhams soit 59 millions d’euros. Aujourd’hui, deux ans après son lancement officiel, peu de concrétisations ont vu le jour dans la province. Seuls 10 projets auraient été réalisés. A ce sujet, les responsables locaux que nous avons rencontrés expliquent la responsabilité de l’état central dans les retards de la mise en place. Selon eux, il ne s’agit pas d’une spécificité liée au pays : de tels retards sont courants pour des projets d’une telle envergure. Néanmoins, les raisons plus précises des dysfonctionnements restent floues. Au fil de nos rencontres, nous percevons que la décentralisation, mais surtout les rivalités entre les partis politiques ont pu y jouer un rôle. Une mise en place relancée Le mouvement « Hirak » va dès son amorce s’emparer des projets prévus par le programme de développement et les intégrer dans son cahier de revendications. Pour rappel, le projet avait été officiellement lancé par le Roi et communiqué à la population en 2015. A la fin du mois de juin 2017, et suite aux manifestations continues à Al Hoceima, Mohamed VI lui-même s’empare du dossier. Il commande deux enquêtes à l’Inspection générale de l’Intérieur et à l’Inspection générale des finances et somment les ministres de tout lancer de manière concrète avant de partir en vacances. Dans ce contexte, les autorités locales que nous avons rencontrées se sont montrées rassurantes sur les suites du programme de développement. Elles estiment que le mouvement Hirak a été très positif pour l’avancée concrète des projets. Patience et confiance sont demandées aux citoyens… En insistant, nous avons pu visiter le chantier du nouvel hôpital provincial d’Ajdir. Outre les nombreux travaux d’embellissement des voiries, ce sont les seules concrétisations matérielles d’une accélération de la mise en œuvre du MAM que nous avons pu observer durant notre court séjour à Al Hoceima. Un paradoxe nous est apparu au fil de notre mission et de nos conversations avec les habitants au sujet de ce fameux plan de développement que tous semblent appeler de leurs vœux : Quelle place pour le secteur de la pêche ? A Al Hoceima, ce secteur a par le passé nourri des milliers de familles. Qu’en est-il aujourd’hui ? Nous nous interrogeons sur le fait que cette dimension faisant partie de l’ADN de la ville ne se retrouve pas dans le plan créé pour la province. Alors même que le Ministère de la pêche maritime finance le programme à hauteur de 320 millions de dirhams. Des questions subsistent D’un point de vue technique également, nous nous interrogeons sur plusieurs aspects de la mise en place du programme. Sur place, nous avons comme dit plus haut constaté de nombreux travaux sur les voiries employant des ouvriers. Il apparait que ceux-ci ne sont pas originaires d’Al Hoceima mais nous dit-on « des régions du sud ». Ce constat nous amène à nous poser la question de l’emploi des ressources humaines locales dans les immenses chantiers prévus dans le Manarat Al Moutawassit. Le taux de chômage des jeunes à Al Hoceima est très important. Puisque les travaux sont financés par de l’argent public, exiger de la part des entrepreneurs d’employer des travailleurs issus de la province apparaitrait comme une première réponse concrète aux besoins d’emploi de la population locale. Concernant la pérennité des infrastructures, nous n’avons pas eu l’occasion d’avoir accès aux documents précisant pour chaque projet : le coût des équipements, les frais de fonctionnement et le nombre d’emplois créés. Néanmoins, lors de nos rencontres avec les autorités et un médecin, il nous a été dit que par le passé ces trois aspects manquaient cruellement lors de la construction de nouvelles infrastructures. C’est donc un élément qui devra sans doute maintenir l’attention des autorités locales et du mouvement afin de permettre que les bâtiments construits puissent être réellement mis au service des usagers via des budgets de fonctionnement leur ayant été strictement attribués. Plus généralement, lors de nos entretiens avec les autorités locales et lors de la consultation du Manarat Al Moutawassit, nous n’avons pas perçu quel était le positionnement stratégique de la ville d’Al Hoceima sur la côte méditerranéenne marocaine aux côtés de Nador, la ville industrielle, et de Tanger le port international. Nous reviendrons sur ce thème notamment dans la fiche consacrée à la pêche. « Quelle place pour le secteur de la pêche ? A Al Hoceima, ce secteur a par le passé nourri des milliers de familles. Qu’en est-il aujourd’hui ? »
2. Comment la géographie donne à Al Hoceima de grandes opportunités et de grandes faiblesses
Un bijou dans un écrin exceptionnel Ce qui frappe immédiatement le visiteur à Al Hoceima, c’est la beauté à couper le souffle de la baie. Côte déchiquetée, falaises majestueuses aux strates apparentes, eau bleu lagon, petites îles paradisiaques, la région rappelle un peu à l’européen la Bretagne, mais sous un soleil brillant constant. La ville est également magnifique ! Perchée sur la falaise, ruisselant par de petites routes sur ses plages, composée harmonieusement de petites maisons, presque troglodytes, d’un beau dégradé du blanc au bordeaux, la ville semble accueillir chaleureusement ses visiteurs. Ce n’est pas pour rien qu’elle a été classée plus belle ville du Maroc et 7ième plus belle baie au monde par le guide mondial des cités urbaines ! En y regardant de plus près, le charme de la baie est aussi dû à sa qualité de boisement. Les falaises alternent avec de beaux bocages indemnes et donnent l’apparence d’une perle travaillée dans un écrin sauvage. Des forces et des faiblesses fort liées à la géographie Il faut ajouter à ce tableau de la terre d’Al Hoceima sa situation géographique pour ainsi dire « à cheval » sur deux plaques tectoniques, ce qui régulièrement y provoque des tremblements de terre. Ainsi la région a connu en 1994, 2004 et 2014 des secousses telluriques. En février 2004, c’est un séisme de magnitude de 6,3 sur l’échelle de Richter (!) qui avait frappé la ville ! Plus de 600 personnes y avaient trouvé la mort et bien sûr les bâtiments et les routes avaient été fortement endommagés. Pour rappel une partie de notre équipe avait commencé le travail de coopération internationale à ce moment-là. Mais la situation particulière d’Al Hoceima au milieu de la côte méditerranéenne du Maroc alliée à son enclavement terrestre dans une montagne difficile à franchir en ont aussi fait un site stratégique pour la contrebande, le passage du haschich cultivé dans les montagnes et celui des migrants attirés par le rêve européen. Aujourd’hui les revenus liés à la culture du kif (le haschich) tendent à diminuer et les autorités évoquent un projet pilote de remplacement de celle-ci par la culture du safran. Enfin, la nature relativement préservée de la baie jusqu’ici abrite une biodiversité impressionnante : des espèces tout-à-fait spécifiques ne se retrouvent que dans la région. Ainsi par exemple du mérou d’Al Hoceima, ou du fameux « negro », le dauphin noir connu pour ses destructions de filets, dont les autorités locales et un patriarche rencontrés nous ont beaucoup parlé. C’est que la localisation géographique d’Al Hoceima et sa beauté sont ses plus grandes forces comme ses plus grandes faiblesses. La région n’a pas d’énergie fossile ou de diamants. Elle a des terres arables mais elles sont difficiles d’atteinte, enclavées dans la montagne, et le déboisement a laissé partir l’eau, les sols ont l’air riche mais le manque d’eau rend la terre dure à cultiver. Par le passé l’agriculture faisait vivre la région. Pas question même de pêcher. Aujourd’hui il semble d’après plusieurs témoignages que beaucoup de fermiers ont quitté leurs hameaux. Et que la ville ne donne pas assez de travail pour tout le monde. Al Hoceima a des paysages merveilleux à offrir au tourisme. Mais le représentant du PJD et les autorités locales insistent sur le fait que les investisseurs ont peur des tremblements de terre. Et les habitants veulent préserver la biodiversité. Une habitante d’une trentaine d’années raconte : « Dans mon enfance, tout était vert. Je suis effrayée maintenant par le développement de la ville dans les zones vertes. » L’accaparement des terres et les relations avec l’Europe Elle avait beaucoup de petits propriétaires terriens. L’Etat en a délogé une partie pour des projets immobiliers ou pour loger l’armée. L’accaparement des terres, au profit des étrangers, des riches ou des militaires, remplit bien des conversations dans la région. L’ex-président de la commune d’Ajdir, socialiste, nous raconte par exemple comment une grande partie des terres collectives du village ont été données en gestion à la CGD (société immobilière de gestion) pour intégrer un grand programme de développement qui a finalement abouti dans la construction d’un hôtel. Pour lui, cet hôtel n’est pas un projet de développement qui sert bien sa communauté. Al Hoceima est en fait au front de la lutte anticapitaliste et écologiste ! Al Hoceima est proche de l’Europe, elle a vécu beaucoup de ses expatriés. Mais la crise frappe en Europe aussi et les liens se sont parfois distendus avec les familles restées au pays. Enfin, sa situation géographique la met évidemment à l’avant-poste des relations entre l’Union européenne et l’Afrique, un front à part entière aujourd’hui, que ce soit en matière de collaboration judiciaire sur le thème du trafic de drogue, en terme d’échanges commerciaux, ou en terme de gestion des flux de migration !
1. Les revendications du Mouvement « Hirak »
Le cahier de revendications Les revendications portées par les manifestations à Al Hoceima puis par le Mouvement « Hirak » ont évolué au fil du temps. Suite à la mort de Mouhcine Fikri, les manifestants réclament que toute la lumière soit faite sur les conditions précises de la mort du jeune vendeur de poissons et que justice lui soit rendue. Des voix s’élèvent également pour mettre fin à certaines pratiques policières abusives et à la corruption. Très vite, les revendications portées prennent une ampleur plus générale et touchent à tous les domaines de la gestion publique. L’approche méthodologique du cahier des revendications proposé par le Mouvement « Hirak » précise que celles-ci ont été élaborées de manière collective et participative. Il en découle un document constitué de 21 revendications. Les domaines couverts concernent deux dossiers judiciaires, le domaine juridique, la santé, l’enseignement, le sport, la culture, l’environnement, le développement territorial, l’emploi, la pêche, l’agriculture, l’administration et la fiscalité. Au fil de nos rencontres à Al Hoceima, plusieurs aspects sont soulignés au sujet de ces revendications. Tout d’abord, l’absence de velléités séparatistes au sein de la population et des manifestants. Nos interlocuteurs nous répètent tous qu’ils tiennent à la monarchie et à l’unité du pays. Un deuxième élément qui nous est rapporté concerne le parallélisme entre les revendications actuelles et celles des mobilisations antérieures que la région a connues. Cette proximité est nous dit-on particulièrement forte avec les contestations de 1958-1959 qui portaient 18 revendications. Les grandes tendances sont toujours d’actualité en 2017 comme : l’intégration du rif dans les programmes économiques, la lutte contre le chômage ou l’investissement dans l’enseignement. Ce prolongement dans le temps renforce sans aucun doute le sentiment d’abandon de la région de la part des autorités mais également la légitimité des demandes. Un second parallélisme qui nous a été régulièrement rappelé est celui qui lie les revendications du Mouvement « Hirak » et les projets prévus par le fameux « Manarat Al Moutawassit », le programme de développement pour la région pour la période de 2015-2019. Sa non application sur le terrain renforce la conviction des habitants qu’il y a en effet eu des négligences de la part de l’Etat à leur encontre. La prise en main de ce dossier par le souverain lui-même tend à confirmer cette impression mais apaise également les plus optimistes qui espèrent que l’intervention royale permettra enfin de faire bouger les choses. Unanimité autour des revendications socio-économiques Lors de nos échanges sur place, les revendications à caractère socio-économique nous sont apparues comme étant les plus prégnantes, et les plus unanimement partagées par nos interlocuteurs. L’ensemble des membres des partis politiques que nous avons rencontrés à savoir des élus locaux issus de l’Union Socialiste des Forces Populaires, du Parti pour la Justice et le Développement ainsi que du Parti Authenticité et Modernité, nous disent les soutenir. Notons aussi que tous les membres de la section locale de l’USFP ont dès le début de la mobilisation rejoint les manifestations du Mouvement « Hirak ». Les revendications portées ont une autre caractéristique : elles concerneraient en fait potentiellement de nombreux citoyens dans tout le pays. Y céder du jour au lendemain comporterait-il le risque pour les autorités que d’autres régions réclament les mêmes projets demain ? La mobilisation continue y compris hors rif autour du mouvement « Hirak » tend à démontrer l’attrait des citoyens pour les demandes exprimées. Un « risque » qui pourrait compliquer les mises en application. Une tension apparait donc entre la légitimité des revendications portées et une mise en application concrète problématique. L’enjeu est d’importance. D’autant plus que le pays est plongé dans un processus de régionalisation. Un contexte qui amène immanquablement le renvoi des responsabilités entre les différents niveaux de pouvoirs, phénomène que nous connaissons bien en Belgique. La libération des prisonniers, une revendication devenue prioritaire Mais on ne peut aborder la question des revendications du Hirak sans reconnaître qu’aujourd’hui l’une d’elles prend le pas sur toutes les autres : la libération des activistes arrêtés lors des manifestations. Pour la majorité de nos interlocuteurs, y compris dans le chef des autorités, la libération des détenus apparait comme une nécessité. Tout d’abord, parce qu’elle est devenue pour le « Hirak » un préalable à toute reprise du dialogue. Pour certains, cela s’explique par le fait que le mouvement actuellement amputé d’une partie de ses leaders ne disposerait plus de référents crédibles pour la poursuite concrète de la mobilisation et des négociations avec les autorités. D’un point de vue juridique, ensuite, parce que les chefs d’accusation sont peu clairs. Malgré nos questions, nous n’avons d’ailleurs pas réussi à obtenir de réponses claires à ce sujet de la part des responsables politiques que nous avons rencontrés. Il semble, dès lors compliqué pour les autorités de maintenir en prison des leaders porteurs de revendications socio-économiques somme toutes légitimes comme on l’a vu plus haut et espérer un dialogue constructif. Nous vous invitons à consulter à ce sujet notre fiche « Manifestations, répression et prisonniers ». Cette revendication a aujourd’hui pris le dessus sur toutes les autres. Les dernières manifestations à Al Hoceima rassemblent surtout les proches des détenus. Ce sont pour l’instant les seuls qui osent encore braver les forces de l’ordre présentes en très grand nombre. Pour conclure, un témoignage bref mais éclairant sur l’état d’esprit des familles des détenus : «Nous sommes égorgés aujourd’hui. S’ils nous rendent nos proches, nous resterons tranquilles et la vie pourra continuer ! ». Cette phrase est terrible. Elle porte en elle différentes significations. Mais elle témoigne de manière évidente, avant tout, d’une grande douleur.