Ce 20 janvier, j’ai publié une carte blanche dans le Soir (édition électronique de 17h) dans le but d’appeler à une réaction politique face aux attentats récents qui évite le piège de « l’émocratie », qui ne tombe pas dans les amalgames et les simplismes : il s’agit au contraire de poser un véritable diagnostic des zones de fragilités de notre société.

« Il ne suffit pas d’augmenter la surveillance policière »
Par Catherine Moureaux, députée socialiste et présidente du Groupe PS au Parlement francophone bruxellois (Région bruxelloise et Fédération Wallonie-Bruxelles)

cb-par1 Les récents attentats français, suivis de prises d’otages sanglantes et d’une mobilisation policière en Belgique nous ont tous marqué. Ils ont créé un traumatisme profond partout en Europe et dans le monde. Nous vivions déjà un climat général d’inquiétude par rapport à la « radicalisation religieuse » de jeunes européens issus de l’immigration. Aujourd’hui la violence des attentats commis à Paris pourrait provoquer des politiques délétères pour nos libertés individuelles, pour la cohésion sociale et pour l’égalité entre les citoyens… c’est-à-dire pour les fondamentaux de nos états démocratiques modernes.
Dans un tel contexte, il me semble qu’il est de la responsabilité des femmes et des hommes politiques d’assurer que les débats qui s’annoncent se fondent sur des faits, sur des chiffres vérifiables, sur des données objectivables tirées de sources fiables. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, les chiffres des départs vers la Syrie diffusés par les médias nécessitent d’être examinés avec la plus grande circonspection. Le débat politique indispensable, vu la gravité des événements, ne doit pas nous faire oublier que nous évoquons ici trois individus posant des actes déments. Nous devons éviter de donner des arguments à ceux qui s’enferment dans le délire raciste de la « civilisation occidentale menacée par des hordes de barbares ».
Les simplismes et les caricatures s’amoncellent déjà, tout comme les « petites formules » qui permettent à leurs instigateurs de surfer sur l’émotion sans jamais prendre le temps de l’analyse. En particulier, nombreux sont celles et ceux qui proposent comme (seule) solution un renforcement des politiques sécuritaires : au lendemain du massacre, il s’agirait de « traquer l’ennemi de l’intérieur ». Pourtant, ces actes montrent par l’horreur que les politiques sécuritaires ne sont pas la panacée. Le dispositif français Vigipirate n’a pu empêcher les attentats. La protection policière n’a pas suffi face aux meurtriers déterminés. Il faut aller plus loin dans le raisonnement. Il faut se poser la question de la « production sociale des monstres » et s’y atteler.
Il ne suffit pas d’augmenter la surveillance policière : il faut se demander ce qui peut amener un citoyen à renier radicalement la société dans laquelle il est né, dans laquelle il a grandi. Il ne suffit pas d’interdire à un jeune d’aller se battre en Syrie aux côtés de Daesh en l’empêchant de traverser les frontières : il faut se demander pourquoi ce jeune veut y aller.

C’est à un examen en profondeur des structures sociales que nous devons nous atteler. Il nous faut ausculter patiemment toutes les zones de fragilités, toutes les blessures qui affectent le tissu social et qui rendent possible une déchirure. En la matière, le diagnostic diffèrera en fonction des pays, voire des régions. La ségrégation spatiale qui prévaut dans les villes françaises n’a pas d’équivalent en Belgique. Cependant, la Belgique, et singulièrement la région bruxelloise, connaît une ségrégation violente en matière d’accès à l’emploi, d’accès au logement et en matière d’enseignement. Dans le cas de Bruxelles, une étude récente de l’ULB (IGEAT) a montré que la ségrégation sociale commence dès l’enseignement maternel. En Communauté française, en filigrane des débats sur la régulation des inscriptions scolaires se percevait une grande inquiétude quant à la mixité sociale « imposée ». Plus globalement, les inégalités augmentent, et les citoyens belges « d’origine immigrée » sont parmi les franges de la population les plus touchées par l’aggravation de la précarisation (comme le montre par exemple l’évolution du baromètre du social bruxellois).

Il est trop simple d’ignorer la violence symbolique vécue par les jeunes des quartiers les plus défavorisés, à Charleroi, à Bruxelles ou à Anvers, et d’imputer leur radicalisation à leur appartenance communautaire. Il est trop simple d’ignorer que la radicalisation de détenus doit énormément à l’état de délabrement et de sur-occupation des prisons, à l’insuffisance des moyens affectés à la réinsertion. Il est trop simple d’ignorer que la réduction croissante du rôle de l’Etat à une seule fonction de contrôle des comportements et de protection de la propriété privée, suivant les schémas des néoconservateurs, provoque une défiance profonde vis-à-vis de toutes les institutions. Il est enfin bien trop simple de ne pas interroger les conséquences des politiques internationales menées par l’Union européenne et en particulier la Belgique, singulièrement dans son engagement militaire au sein de l’OTAN.

Ceux qui entendent aujourd’hui limiter le débat aux seules mesures de contrôle, de quadrillage de certaines franges de la population, comme ceux qui veulent calquer les mesures belges sur les dispositifs français, tentent d’esquiver ce questionnement douloureux. Nous ne pouvons cependant faire l’économie d’un véritable diagnostic collectif : notre sécurité est à ce prix.